lundi 21 juin 2010

De l’égosystème à l’écosystème

Réseaux sociaux, innovation, management collaboratif, toute une littérature aujourd’hui nous incite à penser “écosystèmes” : cela nous permet d’être en lien avec les autres, de créer plus de valeur plus facilement, de capter plus facilement de nouvelles opportunités dans un contexte plus convivial. Pourtant, dans la réalité quotidienne, dans notre représentation du monde, nous agissons à l’inverse, en nous centrant sur nous mêmes, sur notre “égosystème”ego. Pour certains nous sommes simplement réticents à l’évidence collaborative. Pour d’autres la réalité humaine est plus complexe et les équilibres, autres.

Décryptage et analyse avec Claude Nègre, Directeur Associé In Principo et Responsable de la commission Coaching-Créativité-Innovation de l’ICF (International Coach Federation).

La prison du familier

Dans les relations professionnelles comme dans la vie courante, l’attitude spontanée est une réserve prudente, jusqu’à la froideur d’une distance de sécurité : chacun vit dans le confort de son expérience, de ses croyances, de son histoire personnelle. Chacun évolue dans son EgoSystème : confort du familier, certes, mais aussi réduction du champ de la vision sociale, non intégration dans l’évolution de divers horizons qui, progressivement, entrainent la fragilisation des valeurs considérées comme le socle de sa propre identité.

Pourquoi fragilisation ? Parce que pas de remise en cause, pas d’opposition ou d’idées concurrentes pour tester mes valeurs, mes conclusions et les rendre plus robustes, plus rapides, plus profondes.

Ma protection m’enferme et m’appauvrit !

Il faut sortir de cette réduction inexorable, s‘ouvrir aux autres. Pourquoi ? Comment ?

L’ouverture par l’antagonisme

Sortir de cette réduction inexorable et enrichir son système de référence, mobiliser son énergie pour s’ouvrir à la nouveauté passent en priorité par la relation à l’antagonisme. Pas l’antagonisme destructeur dont il se peut que personne ne sorte vainqueur, mais antagonisme de la confrontation, du challenge dynamique, profitable aux deux parties.

Nous sommes ici dans l’oxymoron : la création d’une valeur tangible par l’opposition positive de deux forces opposées. La pente d’un toit s’effondrerait si elle était seule mais elle construit une protection efficace en s’opposant à l’autre pente. C’est un exemple d’opposition positive. Deux mains permettent d’applaudir : quel serait le bruit d’une seule main ?

Au niveau humain, la confrontation à un épisode de vie difficile mais vécu dans l’atmosphère d’un entourage aimant permettra d’éviter le vertige du gouffre et de sortir grandi de l’épreuve : c’est le phénomène de résilience brillamment décrit pas Boris Cyrulnik. Entourage, partage et énergie positive transforment le contexte et permettent de dépasser ses propres limites et sa peur de l’inconnu.

De l’entourage aimant au réseau d’amis, il est rapide de franchir le pas. Puis un pas est aussi rapide du réseau d’amis vers le réseau d’intérêt. Il ouvre des liens avec des inconnus partageant le même contexte, les mêmes sujets de réflexions, les mêmes objectifs, la même volonté de partager : au-delà de l’EgoSystème de chacun, nous sommes ainsi en train de définir l’EcoSystème dans lequel nous évoluons et que nous pouvons puissamment valoriser.

Dans l’entreprise, c’est le début du management moléculaire qui fonctionne chez Microsoft, Solvay, Google, etc. Cette dynamique collaborative crée rapidement de la chaleur hors de ma zone de confort !

Comment valoriser mon Ecosystème ?

Depuis quelques années, la technique met à notre disposition des outils de plus en plus sophistiqués pour offrir, recevoir, partager des informations : Google est comme notre Grand ami numérique qui sait tout et répond à nos questions. Par les Blogs, je peux exprimer ce que je pense et inviter les Autres à commenter mes idées, par les wikis, je peux organiser un plateau virtuel pour travailler en équipe au rythme de chacun, avec Twitter, je communique des informations, mes opinions et mes sentiments dans la spontanéité de l’instant, etc. etc.

Il n’y a pas si longtemps, la publicité disait : « j’y avais pensé, Sony l’a fait… ».

Aujourd’hui, elle pourrait dire : « je n’y avais pas pensé et quelque part, quelqu’un, un internaute, l’a fait ! ».

Nous sommes désormais physiquement conscients de vivre dans un ensemble planétaire vivant dont nous faisons partie et qui évolue plus vite que nous ne pouvons l’imaginer. A propos, la Terre est-elle un ensemble cohérent, un être vivant comme l’ont écrit les romanciers ? (si vous ne l’avez pas déjà lu, lisez ou relisez « Virus »).

Innovation et communication

Depuis l’origine du monde, l’homme a ressenti la nécessité d’innover pour améliorer ses conditions de vie, sa sécurité, créer ses valeurs de référence… Cette voie vers l’innovation s’est notamment manifestée par la volonté d’association entre plusieurs personnes pour atteindre un but que, seul, on ne peut pas obtenir.

Grandir en dehors de mon ego…

En 1872 en Californie, un grave problème prenait la dimension d’un débat économique quotidien : les pantalons des chercheurs d’or étaient mis à rude épreuve et les coutures se déchiraient car les prospecteurs chanceux mettaient les pépites dans leurs poches. Ils les assureraient ainsi (au mieux…) contre le vol en les gardant en permanence sur eux !

Que faire ? Jacob Davis de Reno, Nevada, eut l’idée de renforcer les coutures de ces pantalons en les fixant par les rivets habituellement réservés aux selleries en cuir.

Pour passer de l’idée à la réalité de l’innovation, J. Davis s’est exposé et a ouvert une relation de collaboration avec le mercier bien connu à San Francisco : Mr Levi Strauss. Brevet, toile denim (parce que produite par la famille André « de Nimes »), usines de fabrication… la saga des jeans Levi Strauss était née.

Dans son désir de progression, l’homme s’expose et ouvre des liens souvent inattendus dans un monde de plus en plus ouvert. Pour cela, il faut sortir de la lumière du réverbère : les succès sont à la mesure des risques que prennent les entrepreneurs, exemples de vision et de courage, avec le zeste de chance qui accompagne les belles histoires.

Fit in or stand out ?

Mais dans l’entreprise, les managers et leurs collaborateurs évoluent dans une logique de reporting : chacun se surprotège et cette tendance naturelle conduit au retrait, à la neutralité. Cette posture correspond à la phrase souvent prononcée aux USA dans les années ‘70 : « it’s better to fit in than to stand out ! » (mieux vaut se fondre dans l’organisation que se rendre trop visible), qui rejoint la sagesse du Martin Fierro dans l’épopée de la pampa argentine « Nunca escapa el cimarron si dispara por la loma ! » (jamais le chien sauvage ne s’échappe s’il court sur la crête de la montagne) et résonne directement avec le proverbe bien français « pour vivre heureux vivons cachés ». Tradition de prudence ancestrale, pour éviter d’être au mauvais endroit au mauvais moment.

Sous nos yeux, deux plaques lourdes se confrontent : les contraintes de protection et l’expansion fulgurante de la communication entre les personnes.

Sous nos yeux, deux plaques lourdes se confrontent : les contraintes de protection donc de repliement sur soi, éternel de prudence dans le monde de l’entreprise, croisent aujourd’hui l’expansion fulgurante de la communication entre les personnes au niveau mondial, ouverture permise par les techniques du 2.0, depuis les plus stabilisées (sites internet, wikis, blogs, Facebook…) jusqu’à celles qui celles qui informent dans l’instantanéité (Twitter). La communication commence à 2 et se déploie au niveau planétaire, etc.

Silence dans l’entreprise et ouverture dans la vie personnelle ?

Comment peuvent et comment vont co-exister, se valoriser, d’une part la compréhensible prudence des entreprises et, d’autre part, la formidable explosion de la collaboration que nous vivons depuis le début des années 2000 : étrange paradoxe que de voir les mêmes personnes soumises dans leur entreprise au silence « institutionnel » et, en même temps, animées dans leur vie privée d’un vigoureux appétit de partage et de collaboration à toute heure du jour et de la nuit. Désormais, les mains tendues virtuelles se propagent à vitesse exponentielle par l’utilisation des moyens et canaux de communication du Web 2.0.

Peut-être plus que jamais, les entreprises ont un besoin vital d’innovation pour maintenir et renforcer leurs positions face aux attentes croissantes des clients et aux challenges de leurs concurrents. Pour cela, elles doivent s’attacher l’intérêt, la contribution et la fidélité de femmes et d’hommes de qualité qui vont inventer le futur. Comment les entreprises vont-elles concilier leur traditionnelle culture de prudence avec les besoins de liberté, de partage, de relations d’intérêt ou de curiosité manifestés par les jeunes talents qu’elles veulent et doivent attirer pour assurer leur développement et leur succès ?

Comment les entreprises, elles aussi, vont-elles passer de l’Egosystème à l’Ecosystème ?
C’est le premier dilemme.

— Claude Nègre